Comment expliquer la panique des élites, la prolifération des structures nouvelles et la mobilisation des soignants? Les réponses d’Henri Bergeron dans son livre COVID-19 :une crise organisationnelle*, renouvellent le regard sur la crise sanitaire, au risque de heurter. Retour sur l’entretien accordé au magazine Décision & Stratégie Santé.
« On n’avait pas le choix», c’est une phrase prononcée à plusieurs reprises par le président du Conseil scientifique pour justifier le confinement. Le livre tend à démontrer que ce n’était peut-être pas une fatalité…
Il y a tellement de forces en présence actuellement pour imposer LE récit historique légitime de la gestion de la crise ! Certains risquent leur réputation institutionnelle, académique, professionnelle, voire courent des risques judiciaires. Les enjeux d’imposition de « la vérité » sont colossaux. Notre démarche, scientifique et non normative, a consisté à décortiquer ce qui nous a paru être les contraintes essentielles qui ont pesé sur la situation dans laquelle les décisions de mi-mars (12-17) ont été prises et à formuler des étonnements. Pour être bien clair : une telle démarche assume donc que, pris dans les mêmes contraintes, nous aurions sans doute pris les mêmes décisions. Mais une telle démarche permet aussi, contrairement aux récits officiels, de tirer de vraies leçons de la crise pour limiter les risques que pareille situation – et décision – se reproduise à l’avenir.
Certaines de ces contraintes relèvent bien sûr de la dynamique de diffusion de virus. D’autres résultent de processus historiques sur lesquels les acteurs de la décision n’ont guère eu de prise (comme la pénurie de masques et de tests). Mais d’autres facteurs sont plus contingents, en ce que certaines des contraintes qui ont structuré la situation de décision ont relevé de choix des décideurs, comme le fait que la décision n’appartienne qu’à un nombre limité d’acteurs (le président de la République, le Premier ministre, le ministre de la Santé et le Conseil scientifique) et la composition du Conseil scientifique, finalement très hospitalo-centrée. Il aurait peut-être pu en être autrement. On peut comprendre pourquoi des acteurs à un temps T eu égard à l’isolement dans lequel ces instances précédemment nommées se sont enfermées, et à la pression normative exercée par les solutions choisies dans d’autres pays, ont opté pour ces options. Mais si d’autres institutions et agences avaient été associées aux processus décisionnels de la mi-mars, si le Conseil scientifique eut connu une autre composition, plus variée (avec des experts de l’économie, de l’emploi, de la pauvreté, des psychiatres, des spécialistes de l’action territoriale), on peut poser l’hypothèse que les choix eussent été différents, et notamment qu’un confinement plus sélectif d’un point de vue géographique eût eu plus de chance d’être une solution crédible.
D’autres pistes que le confinement sont suggérées dans le livre
Au moment de la prise de décision, l’examen de solutions alternatives n’était déjà plus possible. Des voix fortes du Conseil scientifique étaient en prise directe avec ce qui se déroulait dans certains hôpitaux notamment parisiens, à savoir un nombre important de patients intubés. On sera plus tard beaucoup plus prudent sur le recours à cette pratique. Nous posons l’hypothèse que l’autonomie politique a été fortement disputée par une situation de forte asymétrie d’expertise. Si on avait nommé au sein du Conseil scientifique un économiste spécialiste des politiques de l’emploi, l’attention aurait pu être guidée vers d’autres options. La situation économique est un fort déterminant des états de santé de la population. Cette crise a été cadrée dans l’espace public davantage en termes de capacités hospitalières disponibles que par les exigences de santé publique.
Le Conseil scientifique, expliquez-vous, prend au fil du temps davantage d’indépendance par rapport au politique
C’est une observation classique. A l’instant où l’interdépendance diminue, cela libère forcément la capacité de parole. C’est une inversion de la lecture politique que l’on souhaite nous donner, à savoir que le Conseil scientifique émet des avis indépendants et le politique décide. En fait, le Conseil scientifique paraît parfois s’être retenu d’émettre certains avis au cœur de la crise. Puis, à partir du moment où la cellule interministérielle de crise a été activée, et d’autres acteurs et institutions sont intervenus, le Conseil scientifique a de facto occupé une place moins centrale dans les processus de décision. Ce qui a certainement contribué à libérer la parole. Pourquoi les membres du Conseil ont-ils été si explicites dans la critique de la réouverture des écoles décidée par le Président en contradiction avec leur recommandation, alors qu’ils l’ont été moins sur le maintien du premier tour des élections municipales ? C’est entre le 12 et le 17 mars que le niveau d’indépendance du Conseil eût été le plus utile. L’analyse des relations de pouvoir entre le Conseil scientifique et l’exécutif donne les clefs possibles de compréhension des évènements historiques.
Comment expliquer l’activation d’un plan blanc et pas de pandémie grippale?
Il existe une défiance exprimée au plus haut sommet de l’Etat pour la gestion exercée par les administrations centrales en situation de crise, et notamment la sécurité civile. Notamment suite à la gestion de la tempête Irma qui a été jugée calamiteuse par le président de la République et le Premier ministre. Le gouvernement a souhaité conserver des marges de manœuvre et une capacité de décision autonome.
A la différence du plan blanc, le plan de pandémie grippale suppose l’activation de la cellule interministérielle de crise (CIC), qui fait «monter dans le train» de la décision toutes sortes d’autres acteurs et institutions, qui peuvent être perçus comme des facteurs de limitation du champ des possibles pour le gouvernement en termes de décision. En effet, le plan de pandémie grippale enclenche des procédures, et impose la concertation avec des acteurs que l’on souhaite tenir à l’écart. Or, certains acteurs peuvent vous résister. Notre ouvrage pose des questions. Il se nourrit de la littérature sur l’analyse des décisions dans des situations de crise à certains égards comparables pour formuler des hypothèses. Il lui manque toutefois encore des données empiriques précises pour affiner ces hypothèses. Le gouvernement a estimé qu’activer la CIC allait compliquer le processus de décision. Il a souhaité se préserver une capacité de décision autonome. La CIC ne sera finalement activée que le 17 mars, pour être immédiatement complétée par des dispositifs ad hoc, avant d’être transformée en mai. Tout cela doit encore faire l’objet d’enquêtes approfondies pour en saisir les raisons profondes.
Quant aux soignants, leur éthique admirable n’explique pas selon vous l’élan de mobilisation qui a permis la prise en charge de tous les patients
L’ethos des soignants est un élément bien sûr très important. En revanche, les médias ont mis au premier plan comme déterminant de l’engagement, ce type d’explications par les valeurs, la nécessité de sauver autrui. Cet ethos existe mais de manière générale, en dehors des situations de crise. Dans d’autres situations, à l’hôpital, il y a à la fois cette adhésion aux valeurs mais aussi une compétition et peu de coopération entre certains services. L’hôpital est un lieu conflictuel, comme la plupart des organisations. Les conflits sont nombreux entre les spécialités, le management et la hiérarchie médicale entre logique de rationalisation et logique de soins ou pour la captation des ressources et des patients. En situation normale, l’adhésion aux valeurs ne les empêche pas d’éprouver des difficultés à coopérer. Comment alors expliquer cette coopération? Et si l’on entre dans les détails, pourquoi les conflits se sont un peu dissipés entre anesthésistes-réanimateurs et réanimateurs médicaux par exemple? Quatre conditions permettent d’expliquer cette relative coopération des professionnels de soins au sein des hôpitaux au moment de la crise. En premier lieu, les médecins ont été libres de s’organiser, la hiérarchie entérinant souvent le mode d’organisation choisi.
En second lieu, il n’y a pas eu de limitation sur le budget (pourvu que les demandes restent raisonnables et raisonnées). Tertio, la suppression des activités non urgentes a entraîné la mise entre parenthèses des enjeux au cœur des conflits en situation normale. Enfin, il n’y a plus eu de compétition pour capter une ressource rare, les malades. Si l’on réunit ces quatre conditions dans une organisation, quelle que soit sa nature, il y a de fortes chances que les acteurs coopèrent entre eux. Une preuve en a été donnée par la manière dont les médecins ont coopéré dans le soin mais ont été en conflit au sujet des projets de recherche clinique, comme en témoigne l’échec de Discovery.
Alors que le virage ambulatoire était répété en boucle, l’hôpital s’est imposé au cours de cette crise comme le cœur du réacteur. C’est un phénomène classique. Une crise génère des contraintes. Mais c’est aussi une opportunité pour certains acteurs qui tentent de négocier alors des positions plus favorables. En fait, la question de la capacité hospitalière n’est qu’un élément des débats de santé publique soulevés par cette pandémie. Mais elle capte l’essentiel de l’attention et des ressources.
Un élément essentiel à prendre en considération au-delà du nombre de lits disponibles en réanimation est aussi la capacité de coopération. J’ai été frappé par l’étude de ce réanimateur italien qui comparait la prise en charge de la Vénétie plus performante que celle de la Lombardie, alors que la Lombardie était mieux armée en lits de réanimation. De même en France, le maillage et la coopération entre médecine générale et hôpital a été un déterminant de l’adaptation de la capacité de l’hôpital à assurer ses missions dans certaines régions.
Propos recueillis par Gilles Noussenbaum, rédacteur en chef de Décision & Stratégie Santé
A lire dans Décision & Stratégie Santé
* Livre publié aux éditions Science Po Les Presses, 14 euros.