Alors que le dernier bilan officiel de l’épidémie COVID fait état de plus de 42 000 morts en France et que les services de réanimation arrivent à saturation dans certaines régions, les hospitaliers s’organisent et jouent de solidarité pour rester sur le pied de guerre face au virus. Le témoignage de Florence Arnoux, déléguée régionale de la FHF PACA, une des 5 régions les plus impactées.
Aujourd’hui, au cœur de cette nouvelle déferlante épidémique, quel regard portez-vous sur la situation en Région PACA?
Qui me connaît sait que je ne suis pas du genre alarmiste. Mais étant l’interlocutrice quasi quotidienne des établissements de santé et médico-sociaux publics de la région, je mentirais si je disais que je ne suis pas inquiète de la tournure que prend l’épidémie en PACA. 3260 patients sont actuellement hospitalisés pour covid, dont 1620 pour les seules Bouches du Rhône. Tous les indicateurs de suivi épidémique sont en hausse et s’emballent depuis plus d’une semaine. Ici et là on s’accroche à une diminution frileuse du nombre de passages aux urgences,mais sur les 7 derniers jours, le taux moyen régional de passage aux urgences pour covid est passé de 7,71% à 8,74%. Ca se traduit, en une semaine, par +123 patients en réanimation, avec une moyenne d’âge de 66 ans, ou encore + 326 patients en hospitalisation covid, pour poursuivre avec quelques chiffres «parlants».
En moyenne 36 personnes décèdent chaque jour du virus, avec une moyenne d’âge de 82 ans, c’est 270 de plus en une semaine, le pic de printemps (150 patients) ayant été largement dépassé depuis 15 jours. Plus de 140 établissements médicosociaux ont déclaré cette semaine au moins 1 cas confirmé dans leur établissement contre seulement 120 la semaine précédente. Les clusters en Ehpad flambent, avec un doublement entre octobre et novembre. La réalité dépasse la fiction et les projections de l’institut Pasteur.
Les 15 jours à venir seront décisifs et je crois qu’il ne faut pas se priver de rappeler à la population l’importance des gestes barrières dans les espaces confinés, à la maison en particulier. Car ce virus a ceci de pervers qu’il est tout à la fois ultra bénin dans certains cas et dramatiquement sévère voire fatal dans d’autres cas. L’idée de «gripette» est encore dans les esprits de certains faisant oublier que la mortalité est 3 fois plus importante que pour la grippe ou encore que 25% des patients hospitalisés en réanimation ont moins de 65 ans.
Quoi qu’il en soit, on ne peut pas dire que les acteurs de santé et en particulier les acteurs hospitaliers ne sont pas à pied d’œuvre: l’ARS PACA est très mobilisée et joue pleinement son rôle de coordination des établissements de santé, publics et privés. Par ailleurs, les hôpitaux publics anticipent le plus souvent les mesures attendues d’eux en termes d’augmentation capacitaire ou de déprogrammation des activités médico-chirurgicales non urgentes. Tout n’est pas parfait évidemment, mais les hôpitaux et les cliniques jouent le jeu, s’articulent ; des initiatives loco-locales de mise à disposition de main forte de certaines cliniques en direction des hôpitaux sont à saluer, avec dans certains départements ou sous-territoires des coopérations exemplaires. Les libéraux sont engagés à leurs côtés. L’ensemble des fédérations sont mobilisées, échangent, s’épaulent, pour ne pas dire se serrent les coudes, et bien sûr s’attachent à faire le go between à chaque fois qu’il faut mettre un peu de vent dans les voiles ou de dégrippant dans les courroies.
Quelles mesures ont été mises en place en termes d’organisation et de partage d’informations au niveau des GHT?
Le mot d’ordre a été le plus longtemps possible d’éviter ou de limiter autant que faire se peut la déprogrammation des soins non urgents afin d’éviter ce qu’on a trop bien connu au printemps: les retards de diagnostics et les pertes de chance associées. Malheureusement la vague était trop grosse et l’ARS a dû se résoudre à faire passer la région en palier 5 avec la déprogrammation de l’activité médico-chirurgicale non urgente. Je crois que c’était la décision la plus responsable à prendre. Décision difficile, très impactante pour les cliniques chirurgicales dont l’activité est essentiellement ou uniquement réglée. Très impactante aussi pour les établissements publics. Sa mise en œuvre appelle sur le terrain une application intelligente, raisonnée, responsable, afin notamment de protéger l’activité de recours et de référence et les filières prioritaires des CHU mais aussi des gros établissements, publics comme privés. Autant dire qu’il n’y a pas une partition mais des partitions. C’était aussi la seule décision possible, dans l’urgence de la situation, pour libérer des lits de médecine et de soins critiques et surtout pour dégager des moyens humains pour armer ces unités.
La dispersion des moyens n’est pas un luxe que l’on peut s’offrir. En effet, les départements de PACA ne sont pas tous impactés de la même façon, les Alpes maritimes étant encore un peu préservées. Les transferts entre départements sont préférés à des transferts interrégionaux très angoissants pour les familles et pour les patients, et très lourds en logistique. Or le Var déborde, le Vaucluse déborde, les Hautes Alpes débordent alors même que les hôpitaux publics ont poussé les organisations et augmenté leurs capacités d’hospitalisation en réanimation à des niveaux jamais égalés. Dans ce cadre, le 06 devient «terre d’accueil» en particulier pour les patients critiques du 84 et du 05. Au sein des GHT, les directeurs et PCME ne cessent d’échanger pour partager, s’informer, s’alerter, se synchroniser. C’est pareil entre les PCME au niveau régional. La FHF Paca contribue à circulariser au maximum les informations à l’échelle régionale.
Au niveau des établissements, les acteurs inventent, innovent, s’adaptent. Ils ont appris de la première vague, les équipements sont là, les procédures sont rodées. Mais de même qu’il n’y a pas de pensée magique, il n’y a pas d’organisation magique: face à un niveau croissant d’hospitalisation, face aux clusters de résidents en ehpad, face aux contaminations de personnels, on bascule en «organisation dégradée» comme on dit. En d’autres termes, les patients qui auraient relevé de soins critiques sont maintenus en unité conventionnelle, sous débit élevé d’oxygène, le cohorting de patients covid est monnaie courante, les chirurgiens volontaires se réinventent logisticiens ou se pacsent pour un temps avec un collègue médecin pour renforcer les unités de médecine covid ; et en ce moment la réflexion porte sur la prise en charge des patients oxygéno-requérants au domicile via les HAD. Et j’en passe. C’est à peu près pareil partout en France à ma connaissance. Il reste un axe majeur de progression : mieux communiquer en direction des médecins traitants avant la sortie du patient, et dans ce cadre les CPTS sont des acteurs à privilégier.
Comment les directions hospitalières abordent-elles la montée en puissance de l’épidémie?
Avec pragmatisme, engagement et en articulation étroite avec la communauté médicale et soignante. La crise a fait sauter un certain nombre de verrous réglementaires et a permis la mise en œuvre d’une plus grande subsidiarité, à savoir une prise de décision au bon niveau et plus rapide. Et ce principe, que beaucoup appelaient de leurs vœux fait effectivement ses preuves. Les grandes lignes de la stratégie sanitaire sont définies par l’ARS mais les décisions se prennent au cas par cas dans les établissements au plus près du terrain, en fonction de la situation locale, des équipes, des moyens, de la patientèle… pour plus d’agilité et de réactivité.
Je ne vais pas vous dire que les directions n’ont pas le nœud au ventre quand approche le WE, encore plus impactés qu’en semaine par les tensions sur les effectifs. Tous les établissements publics de santé ont participé à l’effort de guerre en doublant voire parfois triplant leurs capacités en lits de soins critiques, et en augmentant leurs unités conventionnelles. Des solutions de renforts ont été cherchées partout, mais restent aujourd’hui insuffisantes. On est arrivé à des situations où les médecins anesthésistes réanimateurs prennent une garde un jour sur deux car les intérimaires ont un peu moins le sens du service public chevillé au corps… Comme c’est le cas aussi dans d’autres régions, certains acteurs de santé rechignent à venir prêter main forte, attendant pour certains l’assignation ou la réquisition… mais c’est heureusement marginal, et il serait regrettable de devoir en passer par là.
Enfin, ce n’est pas un scoop exclusif au covid: le problème de manque personnels médicaux et paramédicaux dans les hôpitaux ne date pas d’aujourd’hui. Ce sur quoi les directions et la FHF alertent depuis des années. Cette terrible épidémie a eu au moins le mérite de mettre les projecteurs sur ce problème de fond.
Dans quel état d’esprit les équipes vivent-elles cette seconde déferlante?
Elles tiennent, elles font face. Leur capacité de résilience est chaque jour sollicitée: face à la crise, face à l’incertitude, face aux injonctions paradoxales, face à la mort, face à l’angoisse des familles. C’est dans leur ADN de s’adapter, c’est dans leur logiciel de penser en gestion de crise: les urgences en tant que service donnent en effet le rythme à tous les étages hospitaliers, et les urgences en tant que situations font partie du quotidien des hospitaliers, tous métiers confondus. Ils sont portés par quelque chose de profond qui est le sens du service public, 24/24. Avant j’aurais hésité à dire cela tant «le sens du service public» était devenu au fil du temps une expression galvaudée, un mot valise. Ce n’est, je crois, plus du tout vrai… Les hôpitaux publics ont été remis à l’honneur avec cette crise, et les femmes et les hommes qui en sont le poumon. Dans un contexte très médiatisé, elle a mis au premier plan et de façon inédite la puissance de mobilisation et d’adaptation du système hospitalier. Le grand public a redécouvert, avec émotion, avec fierté, l’hôpital public et toutes celles et ceux qui y travaillent. Les professionnels de santé se sont sentis reconnus, réhabilités en quelque sorte, et dès lors plus fiers à leur tour de leur institution.
Evidemment, les équipes sont éprouvées, voire épuisées physiquement et psychiquement. C’est une course de fond, un marathon sans ligne d’arrivée. La raison est conjoncturelle mais aussi structurelle: le manque de soignants dans les hôpitaux publics ne date pas d’aujourd’hui comme je l’évoquais, il s’est sédimenté ces dix dernières années. L’absentéisme actuel augmente ici et là mais est attribuable essentiellement aux contaminations covid. On n’observe pas non plus de fuite des personnels vers des herbes plus vertes ailleurs, comme on a pu l’entendre dans certains médias parisiens.
Les avancées du Ségur et sa concrétisation rapide par les revalorisations de salaires et les primes promises ont aussi montré à la majorité des hospitaliers qu’ils avaient été entendus. Mais je me mets à la place de la minorité des oubliés du Ségur, à savoir les agents des SSIAD, des établissements pour personnes handicapées: autant d’aides-soignants, d’IDE qui sont prêts à demander leur mutation vers les établissements de santé ou les Ehpad si cet oubli, terriblement inéquitable, n’est pas rectifié rapidement par les pouvoirs publics. Les conséquences ne sont pas anodines: les premières demandes de mutations arrivent d’ailleurs sur les bureaux des directions, qui sont dès lors bien en mal de demander à ces agents des SSIAD de venir renforcer leurs collègues de l’HAD ou de l’ehpad pour prendre des patients covid ; collègues qui, eux, bénéficient des mesures du Ségur. Ca laisse des marques ce type de mesures excluant des secteurs indésolidarisables de l’hôpital et indissociables du soin. Le FHF monte au créneau depuis plusieurs mois auprès de l’avenue de Ségur et de Matignon, et je ne peux pas imaginer que nous ne soyons pas entendus. L’équité la plus élémentaire s’impose ici.
Quelles sont à cette heure les priorités et les attentes des personnels hospitaliers?
Vous allez dire que j’insiste, mais oui je me dois de le faire. La principale préoccupation aujourd’hui est orientée par l’urgence de la situation: obtenir des renforts de personnels médicaux et paramédicaux dans les établissements de santé et médicosociaux. Et que le ressac de la vague n’emporte pas plus tard avec lui ses renforts. Ca craque partout, et chaque jour on craint que la digue ne cède. Alors il faut qu’aucun obstacle ne vienne entraver les recrutements. Un sacré challenge pour notre pays qui adore mettre en places des milles feuilles de règles, de procédures, de prérequis… Mais ce besoin premier, vital, vient masquer les autres préoccupations de fond, qu’il ne faut pas pour autant passer sous silence: reconnaissances salariales rapides, équité de traitement, simplification. Ne pas voir revenir en boomerang des mesures d’austérité. Les hôpitaux publics ont déjà suffisamment subi de cure d’amaigrissement ces dernières années.
Ensuite, je crois pouvoir dire que les personnels hospitaliers en appellent à la solidarité de tous pour que les usagers respectent les protocoles mis en place et les gestes barrières. Car au cœur de la crise la nécessité de devoir rappeler à l’ordre les patients, les usagers, les familles, les visiteurs, ajoute à leur épuisement.
Quant à moi, ancienne directrice d’hôpital, porte-parole des établissements publics de santé et médicosociaux de la région PACA, je ne tiens pas particulièrement ici à pointer tel ou tel comportement, à culpabiliser qui que ce soit, et encore moins à être rabat-joie. Mais je m’adresse toutefois à tous ceux qui aujourd’hui baissent la garde parce qu’ils ont entendu parler d’un vaccin fiable à 90% ou qui sont depuis le début dans la dénégation de la gravité de la situation pour quelle que raison que ce soit: si vous ne faites pas confiance aux pouvoirs publics, au conseil scientifique, aux médias, faites au moins confiance aux hospitaliers de terrain qui sur tous les réseaux sociaux vous exhortent, au moins pour ces quelques semaines, à strictement respecter les gestes barrières (hygiène des mains, aération, port du masque) et les mesures de distanciation. C’est toute la considération qu’ils réclament. L’hôpital bouleverse son organisation chaque jour, il attend de vous un peu de réciprocité. Après les applaudissements du printemps, ce serait la plus belle déclaration d’amour.
Betty Mamane