9h00. Les soignants longent les quelques lits qui encombrent le couloir nimbé de lumière jaune. Sans trop y faire attention, ils vont et viennent devant la dizaine d’affiches qui ornent le mur, espacées de manière régulière. Une porte, un écran de téléphone dévoilant une discussion de couple, des bras d’enfants serrant une peluche etc. s’offrent en revanche au regard neuf des patients. Il y a un peu plus d’un an, ces images sont venues sensibiliser au phénomène des violences conjugales, là où, en réalité, elles se mêlent depuis longtemps au quotidien des blouses blanches.
Perpétrées derrière les murs de l’intime, les violences au sein du couple passent en effet régulièrement les portes automatiques des urgences. Les corps meurtris, ceux de femmes le plus souvent, en trahissent la violence autant qu’ils en récusent la marginalité. Les violences psychologiques, financières, sexuelles, elles, restent plus difficiles à dépister par les médecins et assistantes sociales du service.
Gabriel Montpied n’est pas un cas à part. Comme d’autres établissements en France, l’hôpital lutte depuis quelques années aux côtés de l’Etat, du Tribunal judiciaire (de Clermont-Ferrand) et des services de police et gendarmerie. En fin d’année dernière, ce travail de coopération s’est traduit par la mise en place d’un dispositif de pré-plainte simplifiée (PPS) à destination de toute personne qui se présenterait aux urgences en indiquant avoir subi des violences de la part de son/sa conjoint(e). Parfois, ce sont les personnels soignants qui décèlent la souffrance.
« Ça monte toujours les violences conjugales. Parfois on se dit « qu’il n’est pas très gentil et que cela va passer. » Mais non. C’est vraiment un message important à faire passer. Les violences conjugales ne font que s’amplifier. », décrit Charlotte Ayzac, médecin urgentiste et coordinatrice du projet de pré-plainte. Cette seconde casquette, le Dr Ayzac se l’est davantage vissée sur la tête après la survenue d’un événement précis. « Je suis allée chercher une femme qui s’est fait tirer dessus à bout portant par son compagnon. C’est une intervention qui nous avait beaucoup touchée, une femme qui nous avait beaucoup marquée. », se remémore-t-elle. Glaçant.
Un second rendez-vous depuis le 1er décembre
Ce matin 1er décembre 2022, une réunion de staff vient sortir une vingtaine de soignants de leur tâche individuelle. L’idée est d’abord de leur rappeler le principe de la PPS : une prise d’informations rapide (identités de la victime et de l’agresseur présumé, le lieu de résidence) pouvant être, avec l’accord de la personne identifiée comme victime, envoyées à la police ou à la gendarmerie ; et ce avant un possible dépôt d’une plainte en bonne et due forme. Tout sauf une évidence.
Ce n'est pas ON-OFF les violences conjugales. Ce n’est pas : "il m’a tapé, demain je pars.
Charlotte Ayzac
Si depuis le mois de janvier 2022, dix-neuf femmes ont accepté de faire une pré-plainte aux urgences, difficile de savoir combien lui ont donné une suite judiciaire hors les murs de l’hôpital. « A chaud, ce n’est pas le bon moment. Il y en a parfois qui acceptent et finalement se retirent deux jours après. Donc on s’est dit : « comment rattraper ces personnes qu’on arrive pas à accrocher ? « , se souvient le Dr Charlotte Ayzac. Durant la réunion, la réponse à ce questionnement sera formulée par Audrey Cellier, assistante sociale, et Hélène Monatte, intervenante sociale en police gendarmerie. L’une après l’autre, elles vont assurer la présentation du dernier maillon de la PPS : la possibilité d’un second rendez-vous (officiellement médical) intervenant à distance des faits de violence dépistés. Un nouveau temps d’accompagnement que l’on espère plus efficient.
Mais là encore, aucune certitude. Le jour de notre venue, un second rendez-vous était fixé pour une jeune femme reçue aux urgences quelques jours plus tôt. Elle ne s’y présentera pas. Empêchement personnel, découragement, relativisation des faits ? Aucun motif n’est à écarter, encore moins la peur de représailles. « Quand je suis en entretien, certaines me disent : « Il sait que je suis là. » Les conjoints installent des logiciels espions […] des traceurs sur les voitures. Au début je me disais, c’est dans les séries américaines… Sauf que non », partage Hélène Monatte. Si elle ne parle pas de frein, Audrey Cellier considère de son côté que l’environnement lui-même n’est pas toujours propice à des temps d’échange adaptés : « C’est compliqué parce qu’on a les conditions d’accueil des urgences : des boxes doubles, des brancards dans les couloirs, des oreilles partout. C’est aussi la réalité. »
Les femmes enceintes et les enfants pas épargnés
De faits divers en rapports, l’ampleur du fléau se dévoile. 208 000 victimes de violences conjugales ont été enregistrées en 2021 par les services de police et gendarmerie, soit une hausse de 21% par rapport à 2020 selon les données du service statistique du ministère de l’intérieur (SSMSI), diffusées en décembre dernier. Et si deux tiers sont des violences physiques, se sont les violences psychologiques et verbales qui progressent le plus d’une année sur l’autre (+35%). Une réalité inquiétante qui concerne toutes les strates de la société et touche en grande majorité des femmes (87%). Les hommes victimes existent aussi. Ils restent néanmoins largement minoritaires, plus difficiles à quantifier par la nature des violences – psychologiques et donc moins visibles – qui les touche vraisemblablement davantage.
A moins de sept kilomètres des urgences de Gabriel Montpied, sur le site Estaing du CHU, se trouve le service de victimologie enfants et femmes enceintes. Ces deux catégories de la population sont particulièrement touchées par les violences conjugales, comme l’explique Candice Moral-Petiniot, juriste et cadre administratif : « La grossesse est un facteur aggravant des violences lorsqu’elles préexistent mais c’est aussi un facteur qui va déclencher les violences puisque l’homme n’est plus au coeur des préoccupations de la femme. La grossesse fait tiers avec la relation de couple et c’est là que les difficultés commencen
Ici, bien que la pré-plainte ait été mise en place récemment (via un protocole spécifique pour les urgences obstétricales), elle n’est pas toujours le recours privilégié. Car en ce qui concerne ces publics dit « vulnérables » qui se trouveraient en en situation de péril imminent ou sous emprise, l’hôpital se doit de réaliser un signalement judiciaire auprès du procureur de la république. Une mesure de protection obligatoire qui explique pourquoi la pré-plainte n’est pas forcément initiée.
Une dizaine de personnes, médecins (gynéco-obstétricien, légiste, pédiatre), psychologues, sage-femme, puéricultrice, secrétaire et cadre administratif composent ce service qui reçoit chaque année une soixantaine de femmes et presque autant d’enfants victimes de violences conjugales.
Des outils pour former les soignants
11h30. Retour à Gabriel Montpied. Charlotte Ayzac, dragonne de son appareil photo autour du cou et regard concentré sur l’écran de visée, fait défiler des images filmées récemment. Ces rushs vidéos ont vocation à être prochainement montés sous forme de petit module de e-learning dans le but d’apporter des connaissances au plus grand nombre de soignants possibles du CHU (mécanique des violences, dépistage etc.).
Le projet, qui doit être accompagné par le service de communication du CHU, rejoindra ainsi le Livre d’outils utiles, premier support qui avait déjà permis aux personnels qui le souhaitaient d’avoir quelques éléments et repères pour se familiariser au sujet des violences conjugales.
2023 est là, et il reste beaucoup à faire.
Adrien Morcuende
Les chiffres clés
- Numéro d’appel 3919
- 208 000 victimes de violences conjugales enregistrées en 2021
- 87% d’entres elles sont des femmes
- 19 femmes passées par les urgences de Gabriel Montpied ont accepté de remplir une PPS aux urgences en un an
- 1 livre : Nos pères, nos frères, nos amis de Mathieu Palain (Les Arènes, 2022)