De manière empirique chacun conçoit que les nouvelles technologies de l’information et de la communication bousculent la relation soignant-soigné et que leur interactivité « en temps réel » apporte un plus dans le suivi des malades chroniques. Mais qu’en est-il exactement ? Leurs performances sont-elles à la hauteur des espoirs placés dans l’e-santé ? La complexité des logiciels ne freine-t-elle pas leur appropriation par les patients et les équipes ? Seule une expérimentation grandeur nature peut apporter des réponses concrètes à ces interrogations déterminantes pour l’essor de la télémédecine. Tel est l’enjeu de l’étude pilote randomisée(1) lancée en décembre 2010 par le Pr Philippe Zaoui, chef de la Clinique de Néphrologie au CHU Grenoble auprès de 80 patients ambulatoires grenoblois et lyonnais souffrant d’insuffisance rénale chronique non dialysés. Objectif : vérifier de manière tangible que le télésuivi donne de meilleurs résultats que le suivi conventionnel en matière d’observance du traitement, de qualité de vie des patients, de diminution des événements indésirables. A terme, 3,5 millions de personnes souffrant d’insuffisance rénale chronique en France sont concernées.
Est-il possible d’éviter les complications et aggravations grâce au télésuivi ?
« Un télésuivi affiné doit permettre sinon d’éviter au moins de retarder les complications » déclare le Pr Zaoui. Souvent, ces malades rénaux chroniques souffrent de pathologies associées comme le diabète, l’hypertension… et sont très fréquemment victimes d’accidents cardio-vasculaires. Traités par plusieurs spécialistes, ils prennent parfois jusqu’à 30 médicaments par jour ; l’association de ces molécules peut se révéler toxique pour les reins et déclencher des complications iatrogènes voire même conduire aux urgences… Autres dilemmes pour ces maladies souvent silencieuses : le sous traitement (une posologie médicamenteuse peut s’avérer insuffisante en termes de protection cardiovasculaire ou rénale) ou le sur traitement qui risque d’altérer les reins et d’entraîner des hypotensions ou des épisodes critiques d’hyperkalièmie(2) . » Quant à l’aggravation irréversible de la fonction rénale, nécessitant une dialyse parfois en urgence ou une greffe, elle menace 10% des malades rénaux chroniques. Selon le Pr Zaoui, « la dégradation de la santé des insuffisants rénaux n’est pas inéluctable. Elle peut être stoppée ou ralentie sans passer par la case CHU grâce à un suivi continu, une prévention adaptée au cas par cas et une chronologie médicamenteuse sur mesure. ». Les solutions de télésuivi ne seraient-elles pas le chaînon manquant entre l’hôpital et le domicile des patients ?
Principe de l’étude
Deux cohortes de 40 malades sont constituées. La première bénéficie d’une formation d’une heure au cours de laquelle l’équipe médicale et soignante enseigne les paramètres à surveiller en fonction de chaque profil et de chaque pathologie. Les patients apprennent à décrypter une ordonnance, à faire le lien entre les résultats biologiques (créatinine, microalbuminurie), cliniques (HTA, poids, œdème) et l’adaptation des traitements. On leur recommande aussi de surveiller leur alimentation et d’être attentifs à leurs troubles digestifs… Ensuite, un technicien les familiarise durant une demi-heure à l’e-tablette et leur apprend à renseigner un questionnaire simplifié. « En réalité, l’interface(3) créée par l’opérateur est suffisamment claire et ludique pour qu’une personne âgées qui ne connaît pas l’informatique ou qui voit mal puisse transmettre les données de suivi en moins de 15 minutes » indique le Pr Zaoui. Pendant 6 mois, les patients échangent avec le service via l’e-tablette connectée au réseau téléphonique classique. Toutes les semaines, ils prennent un quart d’heure de leur temps pour renseigner des paramètres de suivi (tension artérielle poids oedèmes…) en ligne. Les données saisies à la maison sont ensuite cryptées par le système et envoyées automatiquement au central via le réseau de transmission sécurisé de l’opérateur. Elles sont hébergées en toute confidentialité sur les serveurs sécurisés agréés. Le professionnel de santé qui reçoit les informations les lit sous forme d’historiques, de graphiques, de rapports statistiques ou encore d’alertes déclenchées par le système en cas de paramètre inhabituel ou indiquant un risque pour le patient (fatigue, essoufflement, prise de poids, marqueurs biologiques ayant atteint une fourchette d’alerte…) En fonction de l’évolution de son état de santé, le médecin envoie au patient des messages et conseils thérapeutiques.
Le second groupe de 40 personnes est suivi de manière conventionnelle, c’est-à-dire en se rendant à 1 consultation trimestrielle durant la même période.
Premier bilan
« Cette connexion est un plus pour ces malades que l’on voit très peu finalement, 2 à 3 fois par an et dont on ignore quasiment tout entre les périodes d’hospitalisation et d’investigation. » précise le Pr Zaoui. « Avec le télésuivi nous pouvons adapter les traitements en temps réel et ainsi diminuer les évènements porteurs de risques. A plus long terme, ce suivi en ligne pourrait aider à la stabilisation de la maladie rénale et au ralentissement de sa progression. »
Côté patients, la principale différence entre les deux populations se situe au niveau de la compliance. Les malades apprécient le lien continu avec l’équipe même s’il est dématérialisé via une e-tablette. En plus, ils ont la garantie de recevoir une réponse à leur question en moins de 24 heures. Loin de distendre les liens ou de déshumaniser la relation, la télésurveillance, ainsi organisée, enrichit les échanges car les patients comprennent mieux l’intérêt du traitement. Certains sont très vigilants et le moindre écart les inquiète. Nous sommes là aussi pour les rassurer. Les plus formés et les plus motivés s’approprient le traitement et veillent davantage à leur forme physique et à leur bonne alimentation au quotidien. Ces patients ont en effet mieux compris l’impact de la maladie et les effets attendus des médicaments « on peut même dire qu’ils acceptent mieux la maladie rénale chronique et ses évolutions possibles » remarque le Pr Zaoui. Concrètement, cela se traduit par un meilleur respect du rythme des bilans sanguins et des consultations. Ces patients sont aussi mieux préparés à l’éventualité d’une dialyse autonome et d’une greffe de rein notamment par donneur vivant ; leur attitude pro-active face à la maladie est susceptible de diminuer le nombre de prises en charge en centres lourds, elle peut aussi favoriser les greffes plus précoces. D’une manière générale, l’implication du patient chronique optimise l’offre de soins en réduisant le nombre de ses hospitalisations.
» En fait nous nous trouvons à l’aube d’un changement de paradigme dans la relation entre le spécialiste et le patient. Les soins ne se dérouleront plus selon le schéma : le malade prend rendez-vous, il reçoit l’information et l’ordonnance et repart chez lui – sans avoir tout assimilé. L’e-santé est fondée sur l’accompagnement, le suivi, l’échange en temps réel et surtout sur la définition d’objectifs thérapeutiques communs ; la compréhension et l’éducation en plus. » D’ailleurs les ateliers d’éducation thérapeutique devraient s’appeler ateliers de co-gestion de la maladie car les échanges vont dans les deux sens et la relation de confiance entre le malade à l’équipe s’en trouve consolidée
Autre avantage, tous les intervenants, hospitaliers et de ville, reçoivent la même information et peuvent s’accorder sur le traitement. « On peut dire que le télésuivi unifie le message thérapeutique, un soulagement pour le patient désemparé face aux avis éventuellement antagonistes de ses médecins ».
L’étude sera terminée à la fin de l’année et les résultats chiffrés seront alors accessibles sur le site du CHU de Grenoble.
Perspectives
Demain, l’enjeu sera de développer ces systèmes au niveau des bassins de santé afin que le plus grand nombre de patients en bénéficie, insuffisants rénaux certes ; mais aussi, porteurs d’autres pathologies ; voire de multipathologies. En effet, la gestion commune de bases de données de patients et l’aide de systèmes experts devraient permettre de suivre plus rapidement et plus exhaustivement, de manière protocolisée, des cohortes plus importantes de patients. L’équipe pourra ainsi réserver du temps aux patients repérés comme « évolueurs » ou « à risque » et promouvoir l’éducation en santé. S’engager dans cette voie nécessite une redéfinition des tâches au sein de l’équipe. Il faut aussi envisager des délégations de compétences et former les soignants à ce mode innovant de prise en charge.
D’où la nécessité de trouver des crédits de recherche plus importants et plus pérennes, condition sine qua non d’un réel changement d’échelle. De telles évolutions ne peuvent se faire sans le soutien de l’Agence Régionale en santé et sans l’implication des opérateurs intéressés par une vraie logique de capitalisation et d’industrialisation.
Le Pr Zaoui envisage aussi de s’appuyer sur le rôle de précurseur que joue le CHU de Grenoble en matière d’e-santé et des liens créés avec Calydial pour créer une start up qui valorisera et modélisera le savoir faire acquis en matière de télésuivi des malades chroniques.
L’insuffisance rénale en France
2 millions d’Insuffisants rénaux sont déclarés en France. Le coût annuel avant la dialyse est en moyenne de 8 000 euros. Leur prise en charge poursuit un triple objectif : stabiliser sans dialyse le plus grand nombre, au stade de la dialyse réussir à les maintenir à domicile et quand une greffe s’avère nécessaire, accélérer sa réalisation.
75 000 personnes sont en dialyse ou porteurs d’une greffe rénale. A ce stade, leur prise en charge coûte à l’année : 81 449 euros pour une personne dialysée et d’environ 20.000 euros pour la réalisation d’une transplantation rénale. Pour éviter ou différer ces traitements extrêmes, il est urgent de développer la prévention auprès des plus de 50 ans. 10% d’entre eux – soit 3,5 millions de personnes – sont des malades rénaux chroniques qui s’ignorent car cette pathologie évolue silencieusement ; d’où l’intérêt d’un repérage efficace de ces patients et d’un suivi régulier de leur état de santé.
En savoir plus sur les partenaires de l’étude
Le CHU de Grenoble
Etablissement de référence implanté au cœur des Alpes, le CHU de Grenoble enregistre près de 130 000 séjours et 580 000 consultations annuelles. Plus de 7 000 professionnels médicaux et non médicaux contribuent directement ou indirectement à sa triple vocation de soins, d’enseignement et de recherche. Précurseur dans le domaine de l’e-santé, Grenoble est le premier CHU à proposer aux patients une prise de rendez-vous en ligne. D’autres e-services sont en gestation comme la mise à disposition des résultats de biologie ou encore le paiement sécurisé en ligne.
Les deux centres associatifs de dialyse Calydial (Lyon), Agduc (Grenoble)
Association loi 1901, l’AGDUC est présidée par le Pr Zaoui. Créée en 1974 dès le début de l’essor de la dialyse chronique sous l’égide du CHU de Grenoble, elle s’est donné pour objectif la prise en charge et la mise en place coordonnée des différentes techniques de suppléance de l’insuffisance rénale afin d’apporter conjointement une réponse médicale, d’aide et de soutien à tous les individus atteints par les différentes dimensions de cette pathologie. Grâce à son expérience de 36 années dans le domaine des maladies rénales chroniques, l’AGDUC a implanté un chemin clinique partagé et accrédité avec différents opérateurs pour 18 sites médicaux de Rhône Alpes et de PACA .
A vocation régionale, l’AGDUC est actuellement implantée sur les départements de la Drôme , de l’Isère , de Ardèche, de la Savoie et des Hautes-Alpes.
CALYDIAL est une association – Loi 1901 – à but non lucratif, créée en 1984 pour gérer les établissements de santé spécialisés dans le traitement de patients atteints d’insuffisance rénale chronique, CALYDIAL est implantée sur la région Lyon Centre et Sud, avec 6 sites (Pierre-Bénite, Irigny, Lyon 3, Vénissieux, Vienne et Sainte-Colombe) proposant toutes les modalités de dialyse, privilégiant la dialyse à domicile (hémodialyse et dialyse péritonéale) et hors centre. CALYDIAL possède également deux centres de santé rénale polyvalents.
Le patient, avant, pendant et après sa dialyse se voit proposer par des professionnels formés un programme d’éducation thérapeutique autorisé par l’ARS en décembre 2010.
CALYDIAL met également en œuvre des organisations innovantes en développant des outils de télémédecine en dialyse péritonéale (télétransmission GSM par « stylo intelligent » et en hémodialyse (unité de dialyse médicalisée télésurveillée du CH Lyon Sud – Pierre-Bénite).
Orange et l’e-santé
Fournisseur mondial de services, Orange possède une expérience de plus de 10 ans dans le domaine de la santé. Seul opérateur de télécommunication hébergeur de données de santé à caractère personnel, le groupe crée fin 2007 Orange Healthcare, sa nouvelle division Santé. S’appuyant sur les synergies déployées entre sa position d’opérateur intégré et ses savoir-faire technologiques Orange developpe une offre de services pour les professionnels de santé et pour le grand public un accompagnement à la gestion de sa santé et des solutions pour la prévention et le bien être. Orange s’investit aussi dans le télésuivi de l’insuffisance rénale, respiratoire, des troubles du rythme cardiaque et du diabète. Orange Healthcare contribue ainsi à construire un système de santé connecté
Lien d’intérêts
L’étude est financée sous forme d’une convention tripartite entre CALYDIAL, centre associatif Lyonnais de dialyse, le CHU de Grenoble et Orange, chacun contribuant à la bonne conduite de l’expérimentation dans son domaine d’expertise : les médecins établissent le protocole, les contenus d’éducation thérapeutique et l’étude medico-économique , Orange développe la solution technique, gère son exploitation et sa maintenance. Le Pr Philippe Zaoui ne déclare aucun conflit d’intérêts avec Orange.
Orange est une marque déposée, ni le CHU ni l’éditeur du site www.reseau-chu.org n’ont reçu de rémunération pour cet article
Marie-Georges Fayn
_________
(1) Évaluation de l’efficacité d’une télésurveillance à domicile de patients insuffisants rénaux chroniques stades 3 ou 4 sur la qualité et la sécurité des soins et sur les coûts de prise en charge : Etude randomisée contrôlée ouverte dicentrique Pr Philippe Zaoui, Dr. Marie Annick LE POGAM (HCL) Dr Agnès Caillette-Beaudouin, Promoteur CHU de Grenoble, coordination : Association CEPPRAL, Responsable de la coordination : Pr Cyrille Collin, Financement Ministère de la Santé Programme de recherche en qualité hospitalière (PREQHOS 2010) : 50 000 euros. Début des inclusions : décembre 2010 , fin des inclusions : mai 2011. Fin d’étude prévue au 1 décembre 2011
(2) excès de potassium dans le plasma sanguin
(3) Cette interface est le résultat l’aboutissement des réflexions menées depuis deux ans par les 3 partenaires : les deux centres associatifs de dialyse Calydial (Lyon), Agduc (Grenoble), le CHU de Grenoble et Orange et d’un travail d’équipe qui réunit 2 assistantes sociales, 3 diététiciennes, 4 infirmières dont une assistante de recherche clinique, 9 médecins généralistes et spécialistes (2 Médecins généralistes + 5Néphrologues + 2 diabétologues), 6 Patients et 2 formateurs, 2 pharmaciens, 1 psychologue et 2 secrétaires