Quel regard portez-vous sur le moment que nous sommes en train de vivre ?
C’est vrai qu’on entend beaucoup parler de l’Intelligence Artificielle, terme qui regroupe d’ailleurs des logiques souvent mal comprises et galvaudées. Cela recouvre une agitation médiatique qui n’est pas toujours à la hauteur de l’évolution. En tous cas, l’IA soulève des défis importants pour notre société. Il y a une prise de conscience qui est très clairement liée à l’avènement de ChatGPT, qui concrétise et permet à un certain nombre d’usagers de tester la capacité de l’IA. Cela suscite à la fois beaucoup d’enthousiasme et d’espoir sur le développement ainsi qu’un certain nombre d’inquiétudes, de méfiances ; amène aussi un certain nombre de sujets qui nous touchent particulièrement en santé : les données, le respect de la vie privée. Ce sont des éléments sur lesquels la responsabilité populationnelle doit être extrêmement importante et prioritaire dans le développement de l’IA au sens large.
L’IA va-t-elle devenir l’alpha et l’Omega de la santé et de la médecine de demain ?
L’alpha et l’oméga, non, je ne crois pas. Je pense qu’on aura toujours la nécessité absolue d’une recherche qui soit très active dans d’autres domaines que l’Intelligence Artificielle. Néanmoins, ce qui est certain, c’est que l’IA se mêlera de tout, y compris de la recherche, du développement thérapeutique, du développement de technologies. L’IA va être omniprésente comme le numérique l’est déjà dans nos établissements depuis un certain nombre d’années. L’IA va de plus en plus grignoter sa position. Cela constitue un vrai enjeu, puisque plus ces outils algorithmiques seront présents, plus cela nous impose de les maîtriser et de les comprendre.
Quelles sont les spécialités médicales qui ont le plus recours à l’IA aujourd’hui ?
Dans le domaine de la santé aujourd’hui, l’activité est assez ubiquitaire mais s’il y avait à retenir un domaine où l’IA est très performante et très appliquée, c’est sans doute l’imagerie. Ce secteur s’est emparé de l’IA il y a bien longtemps. Aujourd’hui en revanche, les développements se font vraiment dans tous les secteurs, que ce soit dans le diagnostic, dans la prise de décisions de stratégies thérapeutiques ou même dans la mobilisation du système de santé.
Très concrètement, l’IA aide-t-elle aujourd’hui à soigner des malades dans les hôpitaux ?
Oui, elle aide à soigner des malades dans les hôpitaux avec des outils qui aident au diagnostic d’interprétation d’imagerie déployés dans un grand nombre d’établissements. Cela permet d’apporter une solution supplémentaire à la prise en charge des patients.
Est-ce que l’IA amène forcément à repenser la place des médecins dans les prochaines années ?
Le fantasme est que l’IA remplacera la pratique médicale ou celle des professionnels de santé. C’est une évidence que les professionnels de santé garderont une place prioritaire pour plein de raisons, en particulier pour l’importance de la relation humaine, qui est au centre de notre activité. En revanche, ce qui est certain, c’est que l’IA va transformer la façon dont on exerce notre activité aujourd’hui, comme la radiologie ou la génétique ont pu le faire. Sans doute de manière beaucoup plus profonde et en touchant beaucoup plus de professions de santé. L’IA va avoir un impact sur lequel il faudra qu’on s’adapte et qu’on sache évoluer pour prendre en main ces outils, tout en gardant la maîtrise et la compétence.
Vous parlez d’outils et non pas de remplaçants. Est-ce-que sur le diagnostic, l’IA est capable de faire aussi bien, voire mieux, qu’un médecin ?
Les IA sont entraînées avec un niveau de performance qui n’atteint pas 100% donc on ne peut pas réellement dire que cela fait aussi bien. Cependant, on a quand même un niveau de performance, notamment pour les modèles d’imagerie, qui approche les 95%. Donc si ce n’est pas aussi bien qu’un panel d’experts, cela permet d’approcher une forme d’excellence qui est quand même très intéressante. Je pense que c’est un outil qui vient en complément de l’expertise médicale, qui vient peut-être parfois faire gagner du temps. Cela apporte des éléments supplémentaires mais je ne crois pas qu’on puisse comparer l’IA et l’humain.
Je me permets de rajouter un élément assez simple : pour que l’IA fonctionne, il faut, comme pour tout algorithme, lui apporter du « biscuit » d’entrée. Des constatations, des résultats, des données. La performance d’un algorithme d’IA, dans son développement comme dans son exécution, s’appuie sur la qualité des données d’entrée, et une partie de ces données réside dans l’expertise des professionnels de santé, dans l’analyse du malade, dans la discussion. Quand je dis « professionnels de santé », je ne parle pas que des médecins. Je parle aussi des soignants, des infirmières, des aides soignantes, qui, dans leur façon de prendre en charge les malades, vont apporter une donnée essentielle.
J’aimerais aborder la question de la responsabilité : comment cette notion se place par rapport à l’IA et la place du médecin qu’on évoquait jusqu’à présent ?
C’est une question éthique. Quid de la responsabilité dès lors que l’on s’appuie sur un algorithme dont on ne maîtrise ni le fonctionnement, ni le développement ? Lorsque dans le diagnostic, on s’appuie sur un outil, et éventuellement si on délègue son utilisation à cet outil, est-ce que cela reste la responsabilité du médecin qui porte le diagnostic ? Est-ce celle de l’éditeur ou du développeur qui fournit l’algorithme ? Ou encore de l’institution qui le finance ? C’est une question qui n’est pas tranchée. Nous n’avons pas de réponse. C’est encore aujourd’hui une question en grande discussion.
De manière générale, on a le sentiment que l’IA va bousculer les pratiques avec, d’un côté, l’idée d’une autonomisation d’un certain nombre de tâches qui vont peut-être nous faire gagner du temps et, de l’autre, cette crainte d’une déshumanisation d’une l’IA prenant trop de place. Est-ce que certains métiers vont être réellement impactés, notamment à l’hôpital ?
Je pense que tous les métiers vont être impactés mais en revanche, la déshumanisation ne se produira pas, parce qu’on interface très peu les patients avec de l’IA. L’interface restera une interface humaine. Cela permettra de modifier profondément l’ensemble des fonctions hospitalières, que ce soit dans l’espace du soin mais aussi médico-technique ou administratif. C’est la présence d’outils qui va permettre d’autonomiser des tâches, d’améliorer des prises de décision et en cela, de faire gagner du temps, de recentrer du temps soignant auprès du malade. En cela, il y a un vrai bénéfice à apporter.
Est-ce que ces métiers, et l’hôpital en général, sont prêts à cette révolution ?
On n’est jamais vraiment prêt à vivre une révolution, d’autant plus quand elle va très vite et qu’elle s’impose à nous. Cela implique une responsabilité des CHU et des établissements de santé en particulier, de se porter en leader de l’IA. On n’est jamais mieux préparé à l’avènement de nouveaux outils, d’une nouvelle organisation, que lorsqu’on est à la manœuvre. Et ça c’est une exigence. Tout à l’heure, vous parliez de déshumanisation, le principal risque que je vois de l’IA c’est une forme d’aliénation à ces outils. La première phase c’est qu’on trouve cela génial ; la deuxième phase c’est qu’on s’en sert pour améliorer notre façon de faire ; la troisième phase, c’est qu’on s’attend à ce que l’outil fasse à notre place ; la quatrième phase, c’est qu’on ne sait plus faire. Il faut veiller à ce que cette expertise demeure dans nos mains et, pour cela, il faut qu’on soit dans le leadership du développement de ces algorithmes d’IA en santé.
Au niveau des établissements, cela demande aussi beaucoup d’investissement, notamment dans la formation des étudiants. Sur la formation des futurs professionnels, où en est-on ?
A partir de 2024, il y a un référentiel du numérique en santé qui impose une formation sur cinq modules des professionnels de santé, que ce soit en médecine, en maïeutique, en pharmacie, en kinésithérapie ou en études d’infirmière ; elle impose que la formation ait un certain nombre d’éléments dans le numérique : cela va des données de santé à la cyber sécurité, en passant par l’utilisation d’outils de télé-santé. C’est vraiment crucial ! C’est la puissance publique qui a mis cela en place. Cette formation intervient à la fois en formation initiale pour les jeunes professionnels et ce qui est très intéressant, c’est qu’elle intervient également en formation continue puisque le « pool » de professionnels déjà en place, et même certaines générations ne sont pas tout à fait sensibilisées à ces sujets-là.
Un troisième axe de cette formation est la formation de la population. Aujourd’hui en France, il y a plusieurs millions de personnes qui sont en situation de fracture numérique. C’est très intéressant de développer des outils numériques et d’IA mais si on marginalise une partie de la population qui n’y a pas accès, on ne remplit pas le contrat. Cette formation doit aussi porter sur la sensibilisation de la population pour lui permettre de raccrocher les wagons et lui permettre d’utiliser ces outils d’IA et de santé.
Le patient devra-t-il prochainement consentir à l’utilisation de l’IA dans le cadre du soin ?
C’est une question pertinente, je ne me la suis pas posée. Ce qui est sûr, c’est que le patient doit consentir à l’utilisation de ses données. Il doit en être informé ainsi que de son droit de s’opposer à l’utilisation de ses données pour un projet de recherche.
L’utilisation de l’IA nécessite des données massives, encore faut-il qu’elles soient fiables et vérifiées. La France dispose-t-elle d’entrepôts de données de santé riches, de bonne qualité et comment se place-t-elle par rapport à ses voisins européens ?
Sur le sujet précis des données de santé, on a récupéré une position très intéressante grâce à plusieurs éléments : une structuration nationale par l’Agence Numérique en Santé, un appel à projet national des entrepôts de données de santé qui est extrêmement structurant pour les CHU (on parle d’un réseau pouvant ainsi avancer de manière homogène), et sur une politique nationale bien structurée. Donc aujourd’hui, il y a une vraie dynamique qui concerne de manière très concentrée les CHU, les hôpitaux périphériques aux CHU, les hôpitaux généraux et les établissements hors CHU. Il faut bien intégrer que le développement de l’IA ne peut pas être réservé à la médecine universitaire, aux patients qui sont en CHU. Le parcours de soins d’un patient intéresse les CHU, les établissements de santé publics ou privés et la médecine ambulatoire. Les données qui nous servent à entraîner nos algorithmes doivent aussi être originaires de ces points de source extrêmement importants.
Au niveau de l’investissement, où est-ce que la France se situe par rapport aux géants Chinois et Américain ?
Sur le domaine de l’IA, elle se situe à un endroit où on ne la voit pas. Sur l’IA, la Chine met plusieurs dizaines de milliards sur cinq ans dans le programme d’Intelligence Artificielle. Les Etats-Unis 17 milliards et l’Europe 1,5 milliards. Dans l’Europe, il y a vingt-cinq pays dont la France. La santé est un domaine prioritaire en France, ce dynamisme là est en pleine croissance, en particulier dans l’imagerie médicale et les entrepôts de données de santé. Les choses bougent. La France n’est pas encore leader en Europe mais, en tout cas, a une vraie dynamique.
Pouvez-vous nous expliquer pourquoi, en termes d’investissement, c’est une question de stratégie et de souveraineté ?
Il y a plusieurs types de souveraineté sur lesquels l’IA est extrêmement importante : une souveraineté géopolitique avec laquelle je ne vais pas m’étendre. Une souveraineté scientifique, une souveraineté numérique, et une souveraineté économique. Sur la souveraineté scientifique, des algorithmes d’IA développés sur une population qui est très différente de celle de la France ne seront pas forcément applicables car le système de santé français n’est pas le même, les conditions environnementales ne sont pas les mêmes. Par conséquent, la reproductibilité d’un algorithme doit tenir compte des usagers sur lesquels cela fonctionne. Ensuite, il y a la souveraineté numérique. Pour développer un algorithme il faut que les données soient utilisées. Quid de la dispersion des données à travers le monde et leur réutilisation qu’on ne leur aurait pas forcément donné ? C’est un vrai enjeu sur lequel il faut avoir une attention particulière. Troisièmement, c’est cet enjeu de souveraineté numérique. Si on fait l’économie du développement en IA, à un moment on fera l’économie de la santé.
Aujourd’hui, on trouve beaucoup d’entreprises et d’acteurs qui vont nous proposer des algorithmes formidables clés en main, sans qu’on ne fasse rien – ce qui est d’ailleurs tout à fait erroné et il ne faut surtout pas s’attacher à ce discours là. Ces algorithmes sont vendus à nos établissements de santé plusieurs dizaines de milliers d’euros, avec des abonnements annuels. Si on multiplie un algorithme pour une lésion, ou une application ou une maladie, par le nombre de situations qui sont possiblement équipables d’algorithmes, cela devient insoutenable pour un établissement de santé. Donc la parade, c’est que le développement de ces algorithmes soient pris en main par les établissements de santé, en s’adossant aux universités et laboratoires de recherche académique, aux partenaires privés et aux start-up, sous un modèle économique qui permette la pérennité du système de santé publique francais et qui ne nous expose pas à être pris à la gorge à cause de choix ; exemple : acheter un algorithme ou recruter des personnels de santé qui seront toujours indispensables à notre médecine.
J’entends bien quand vous dites qu’il ne faut pas tout laisser aux industriels et que les CHU ont ce discours d’être à la pointe de l’innovation et de la recherche, notamment avec des partenariats avec des start-up. Mais les CHU ont-ils vraiment les moyens d’être à la pointe en termes d’IA ?
Cela coûte cher. Il y a un certain nombre de CHU qui déploient les moyens pour le faire. Il faut qu’il y ait un accompagnement de la puissance publique pour pouvoir développer cela. Il y a un certain nombre d’appels à projet sur lesquels les CHU répondent. En ce moment, il y a un appel à projet qui tient lieu d’expérimentation, sur lequel on peut se saisir d’un certain nombre de moyens pour développer nos écosystèmes. Je crois qu’il faut absolument être très réactif sur ce sujet. La compréhension des CHU me semble aujourd’hui très bonne. Il y a aussi un enjeu très important de la structuration en réseau des CHU, au travers de Groupements de Coopérations Sanitaires ou autres. Je pense particulièrement à celui dont on fait partie, le réseau PAISaGE, le réseau HUGO ou le G4 qui ont un rôle très important, non seulement par la mobilisation de données massives en santé mais surtout par l’animation scientifique et la fédération d’expertises qu’ils déploient.
Vous nous parliez des institutions. Pouvez-vous nous parler de l’Institut d’Intelligence Artificielle que vous présidez à Reims ?
L’Institut a cette spécificité qui est d’être à la fois sous la tutelle du CHU de Reims et de l’Université de Reims Champagne-Ardenne pour fédérer l’ensemble des ressources internes mises à disposition (par le CHU pour les deux tiers et par l’Université pour un tiers), mais aussi des ressources qui sont dans l’écosystème territorial en lien avec le réseau PAISaGE ou les laboratoires de recherche. Ce qui fait aussi l’originalité de cet institut, c’est qu’il va être un terreau où les professionnels de la santé vont pouvoir discuter et trouver un langage commun pour faire émerger des projets. Car, bien souvent, on rencontre une frontière. Le professionnel de santé a une idée, il veut développer quelque chose en IA mais est incapable de le faire, le data sciencist sait faire mais n’a pas de questions à résoudre. Si on fait rencontrer les deux, cela va créer une dynamique, un écosystème, une promotion de cette IA. C’est tout l’enjeu de l’IA en santé.
Pour beaucoup d’entre-nous, l’IA reste une notion abstraite. Est-ce que vous avez des exemples de projets que vous menez au sein de votre Institut ?
On a aujourd’hui plus d’une vingtaine de projets qui sont actifs au sein de l’Institut. On a des projets sur l’anatomo-pathologie, l’identification des ions de cancer du foie sur des lames numériques. Là aussi, il y a un enjeu de numérisation des laboratoires de pathologies francais pour permettre le développement de ces algorithmes. Il y a des projets en pharmacie, d’identifications de cohortes de patients qui peuvent bénéficier de soins ou de prises en charge particulières. Et puis, il y a des outils qui permettent de détecter sur des greffons de patients transplantés en « reno » la survenue d’un rejet avec une quantification automatisée par l’IA, qui permet de faire gagner du temps aux pathologistes et qui permet aussi d’alimenter la recherche en ayant de systèmes reproductibles.
Avez-vous quelque chose à ajouter ?
Peut-être que ce qui est au cœur de nos développements, c’est la collaboration entre professionnels de santé, entre collaborateurs de recherche. Dans l’IA, comme dans toute la recherche, la collaboration doit se faire en réseau. Pour faire un peu de teasing, à la fin de l’année 2023, va naître une fédération nationale scientifique des données de santé dont l’objectif sera d’animer les professionnels qui font de la recherche sur la science des données de santé, pour justement dynamiser cet écosystème national, permettre les collaborations nationales à l’échelle européenne et ailleurs, accélérer encore notre capacité de développement, et faire en sorte que les CHU soient à la manoeuvre pour exercer ce leadership.
Propos recueillis par Adrien Morcuende
Sources utiles
- Dossier L’IA en santé – N°622 de Gestions Hospitalières – janvier 2023
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Enjeux, défis et apports de l’IA dans la médecine contemporaine
- L’intelligence artificielle dans la santé : quels enjeux ?