3h15. La voix d’Etta James s’amplifie dans l’obscurité. La première sonnerie d’une série de trois alarmes programmées sur le téléphone, histoire d’être sûr de ne pas se rater. Il faut dire que cette journée, qui s’impose dans la nuit, est attendue avec l’impatience dont font preuve les enfants. Trépignement mental. Même Léo, le barman rencontré cinq jours plus tôt, a eu vent de notre expédition. Il sait que nous avons rendez-vous vers 4h30 sur le parking d’une zone commerciale au nord de l’île, soit à l’exacte opposée de notre position actuelle – sous une douche d’un hôtel de Saint-Pierre. Vient rapidement la dernière vérification de matériel puis, presque dans la même minute mais en sous-sol, le démarrage de la voiture. C’est dans cet habitacle bien entretenu et généreusement prêté à la dernière minute par le propriétaire du Terre-Sainte que nous empruntons la RN1, axe majeur si l’on souhaite traverser l’île du nord au sud, et vice-versa. Dans son dernier message, le Dr Corré indique qu’il nous attendrait « frais et de bonne humeur« .
5h36. Nous roulons toujours, à ceci près que nous avons troqué le volant pour le siège passager. A notre gauche, Jérôme Corré, chef du service de cardiologie sur le site Nord du CHU de La Réunion. Derrière ce profil aux traits fins, une autre silhouette, dont les genoux hauts préfigurent la taille, regarde un paysage familier à travers la vitre. Bertrand Sery est infirmier. Dans douze heures, on apprendra que son père a été l’un des premiers IBODE à La Réunion. Les deux hommes à la quarantaine approchante sont collègues de travail. Et visiblement bons copains. On sent rapidement qu’il est difficile de ne pas être à l’aise avec eux. Tant mieux pour les douze heures à venir. Tant pis pour cette bretelle manquée, conséquence d’une attention collective noyée dans des échanges déjà bien nourris. Alors que le relief commence à se faire sentir, que les cascades se dévoilent sur d’imposantes façades de nature, et que de rares chiens errants s’aventurent sur les lacets bitumés, la discussion nous ramène à la mission du jour.
Jérôme Corré et Bertrand Sery, Réunionnais pur jus, ont pour plan de se rendre dans le cirque de Mafate, afin de proposer des consultations de dépistage de cardiologie aux habitants du hameau de La Nouvelle. Pour ces derniers, comme pour l’ensemble des personnes vivants dans les différents îlets (prononcé “ilettes”) de la zone, voir un spécialiste est rare. Outre une pénurie de cardiologues sur l’ensemble de l’île, Mafate, enclave ovale au relief chaotique, n’est accessible qu’à pied ou en hélicoptère.
6h29. Arrivée au Parking du sentier Augustave, tout le monde descend. La suite du parcours ne s’offre donc qu’aux marcheurs. Jérôme Corré et Bertrand Sery avancent, le pas léger et rapide, sous un soleil qui s’élève à vue d’œil. Nous comprenons alors que nous ne sommes pas les seuls à nous intéresser à l’entreprise inédite des deux soignants, lesquels ont accepté de s’arrêter sur le bord du chemin pour expliquer la démarche aux téléspectateurs d’Antenne Réunion. La parenthèse média ne dure pas. La balade reprend sur des chemins escarpés et glissants. Imperturbables, Jérôme et Bertrand gardent l’allure, tandis que nous essayons tant bien que mal de les suivre. Dire que le duo est habitué à cet environnement relève du pléonasme. La montagne, le vélo, la course font partie de leur quotidien. C’est leur oxygène hebdomadaire.
Nous aurions dû nous douter de quelque chose, lorsque devant le panneau indiquant le temps à parcourir (1h50) jusqu’au Col de Fourche, barrière naturelle séparant les cirques de Salazie et de Mafate, Jérôme a calmement lâché un : “On y sera dans 45 minutes environ.” Son compère viendra se charger, peu de temps après, de nous ouvrir définitivement les yeux sur la “balade” à venir, révélant, au détour d’une question, qu’il avait terminé dans les deux cents-premiers coureurs au dernier Trail du Bourbon. Soit 109 km et 6260 mètres de dénivelé avalés en moins de 28 heures. Une chose est sûre, la suite n’a visiblement rien d’une promenade de santé.
8h31. Le village de La Nouvelle n’est plus très loin. Ouf. Les Tamarins, que l’on retrouvera nimbés d’un voile de brume lors du retour (spoiler : oui, on a survécu à cette journée), ont été brièvement remplacés par de hauts conifères, à leur tour supplantés par une végétation plus tropicale. Sur le sol, et ce depuis l’amorce de la descente du cirque de Mafate, dévale une piste à la morphologie égale, marbrée de roches et de racines aussi épaisses que glissantes. Un combo d’embûches qui ne ralentit absolument pas Jérôme et Bertrand, agiles comme des cabris, et dont le sujet de discussion principal s’avère être le trail. Parler de courir en courant. De vrais mordus.
9h39. Le cardiologue et son compère infirmier ont changé de haut, arborant désormais un t-shirt où trônent un énorme cœur imprimé et le tracé rouge d’une fréquence cardiaque. Sous le porche du dispensaire, baraque blanche aux volets bleu ciel, les premiers patients attendent déjà. A leurs côtés, Teranui Peden relit la liste de noms qu’il a établie. A 25 ans, cet infirmier incarne le lien entre la grosse centaine d’habitants de La Nouvelle et le CHU. Plusieurs fois par mois, il descend dans le cirque en hélicoptère pour s’assurer des besoins de santé des familles, qu’il connaît toutes. Visites à domicile, récupération d’échantillons pour des analyses, accueil des patients au dispensaire les lundis et vendredis avec un médecin, urgences etc. remplissent ce quotidien mafatais.
L’hypertension fait vieillir l’organisme plus vite et de manière silencieuse. Une qu’on a des problèmes installés, on ne revient pas en arrière.
Jérôme Corré, chef du service de cardiologie au CHU de La Réunion
10h12. Le stéthoscope autour du cou, Jérôme fait entrer un monsieur d’une cinquantaine d’années dans le cabinet. A peine a-t-on eu le temps de s’installer discrètement dans un coin que celui-ci se retrouve le torse criblé d’électrodes. L’électrocardiogramme ne révélera rien de particulier. Le tensiomètre, en revanche, affiche une tension élevée : 16.9. Le cardiologue n’est pas surpris. Lors des consultations de dépistages qu’il a pu effectuer dans les cirques de Cilaos et Salazie, 70% des patients reçus – une centaine environ – présentaient un bilan insatisfaisant avec, pour beaucoup, une hypertension artérielle forte. En cause : outre le manque de spécialistes sur l’île intense, une sédentarité importante, une alimentation salée et une faible propension à aller vers le soin.
Pour autant, le cardiologue ne veut pas mettre la charrue avant les boeufs en mettant les trois cirques dans le même sac diagnostic. La discussion avec le patient se poursuit. La question de l’alimentation s’invite sur la table : “Le sel, c’est l’ennemi du cœur. Ça retient l’eau, ça fait monter la pression et ça implique ensuite des complications sur différents organes. […] L’hypertension fait vieillir l’organisme plus vite et de manière silencieuse. Le rein vieillit plus vite, le cœur vieillit plus vite et après on fait des problèmes : des attaques cardiaques, des attaques cérébrales, des insuffisances rénales… Une qu’on a des problèmes installés, on ne revient pas en arrière.” Dehors, la file d’attente ne désemplit pas.
12h23. Le porche est à présent désert. Quinze patients ont été pris en charge par Jérôme et Bertrand, à raison de dix, quinze minutes prises pour chacun d’eux. Une pause s’impose. Teranui, qui nous a invité à l’appeler Tera, joue les guides jusqu’au Bistrot des songes. Nous y attendra un repas en plein air, rythmé par les discussions autour de Kilian Jornet, légende espagnole du trail (étonnant !), et le balais bruyant des hélicoptères. La séquence se termine avec un dernier temps de contemplation du cirque, où se mêlent lignes de crêtes sombres et rayons divins.
15h16. Les consultations se sont enchaînées à un rythme plus lent. Des patients jeunes et moins jeunes se succèdent. Au total, ils seront vingt-trois à être passés entre les mains et les appareils de Jérôme et Bertrand. Parmi eux, Gérard. Une casquette marine vissée sur la tête et la bonhomie en bandoulière, il répond aux questions que lui pose l’infirmier. Ce dernier comprend rapidement que Gérard, pilote d’hélicoptère de profession, est, contrairement à la majorité des habitants de La Nouvelle, amené à se soumettre tous les ans à un check-up cardiologique. Cette nouvelle consultation “de routine” va néanmoins réserver une surprise au patient. Il ne faut en fette que quelques secondes à Jérôme, le stéthoscope dans les oreilles, pour lui détecter un souffle au cœur. Autrement dit, un rétrécissement ou insuffisance d’une ou plusieurs valves du cœur. Confirmé par l’échographie, dont le rendu est visible directement sur le smartphone du médecin (la magie du bluetooth), ce souffle, bien que minime, implique désormais pour Gérard une surveillance régulière. “On construit sa santé. Si on fait le con, on paye les pots cassés après !”, résume l’intéressé.
16h02. C’est l’heure du bilan. Contrairement à ce qu’on aurait pu penser, très peu des patients auscultés présentent des problématiques cardiovasculaires ou de diabète importants. La moyenne d’âge, plus basse qu’à Salazie ou Cilaos, ainsi que le fait de devoir marcher en toute occasion en raison de l’enclavement, y sont certainement pour quelque chose. Seul bémole pour Jérôme : aucun habitant des villages voisins n’a fait le déplacement. Une donnée à prendre en compte pour l’an prochain. Car Jérôme et Bertrand se projettent déjà. L’idée d’un bus cardio, “qui permettrait de se balader dans les écarts de l’île pour être au contact de l’île qui n’a que peu accès aux soins spécialisés”, fait son chemin. Notre duo de soignants, avec qui nous nous apprêtons à entamer la remontée du cirque, n’écarte pas non plus l’idée d’une tournée sur six jours consécutifs au coeur des trois cirques de l’île afin d’en prendre le pouls.
Adrien Morcuende