D’un pas timide, la patiente s’avance. Derrière ses lunettes, elle jette des coups d’œil furtifs aux objets qui ornent le cabinet. Une série de journaux d’urologie des années 60 tranchent avec des livres de médecine sexuelle aux couvertures vives. Posés non loin, quelques ouvrages et figurines de l’univers Star Wars renvoient cette décoration inattendue à un véritable petit hôtel de la « pop culture ». Jupe noire et pull blanc, Lara fixe désormais son occupant permanent. Le Dr Xavier Plainard travaille depuis une vingtaine d’années au CHU de Limoges. En avril 2019, il s’est lancé dans la chirurgie de la transidentité. « C’est un sujet qui m’avait toujours intéressé », raconte celui qui s’est formé auprès du médecin lyonnais Nicolas Morel Journel, pionnier de cette chirurgie en France. Et c’est précisément dans cette optique que Lara a pris rendez-vous, malgré les trois heures de route qui séparent Toulouse de Limoges.
Il y a deux ans, Lara a démarré un « parcours » pour changer de corps. Au moment où elle prend cette décision, elle habite celui d’un homme depuis soixante ans. Presque un siècle à l’entendre évoquer son existence et cette enveloppe qu’elle a dû si longtemps occuper. Lara raconte qu’à dix ans, elle avait déjà le sentiment d’être « comme une fille jouant dans la cour des garçons. ». L’intuition se transformera en conviction quelques années plus tard, à la lecture d’un roman relatant le parcours d’un jeune transsexuel anglais. La vie de Lara suivra un autre chemin que le personnage du bouquin. Dans les années 70, changer de sexe n’est pas une option. Plutôt une tare ou une maladie à guérir. Mais ni les rendez-vous chez le « psy » ni quinze années de psychanalyse n’y changeront rien. « Cela ne servait à rien de me guérir car je n’étais pas malade. », lance Lara, les mains jointes, l’évidence dans la voix.
Près de deux ans d’attente pour une vaginoplastie
Retour en août 2020. Si son désir secret de changer de peau n’en n’est pas vraiment un (les vêtements de femme revêtus à la maison parlant depuis longtemps pour elle), Lara a attendu que ses deux enfants soient adultes et indépendants pour passer le cap. Sous œstrogènes, elle se souvient avoir rapidement ressenti, dès les premières manifestations intimes du traitement, « une grande sérénité et une légitimité nouvelle.» Aujourd’hui, envoyée par un médecin généraliste spécialisé dans les cas « trans », elle souhaite achever ce qu’elle a commencé. En changeant de sexe par la chirurgie.
A l’aide d’un modèle de verge en plastique, le Dr Plainard explique le déroulement d’une vaginoplastie complète – qui consiste à créer un appareil génital féminin fonctionnel -, non sans risque pour des patientes de l’âge de Lara. « Il faut savoir que plus on vieillit, plus on s’expose à des risques de complications en post-opératoire. On pose alors la question : est-ce qu’on ne ferait pas juste une vulvoplastie ? », prévient-il d’un timbre égal et posé. La réponse de la patiente ne se fait pas attendre : « Si je ne le fais pas, je sais que je ne me sentirai pas complète. » La fin de la séance approche, et le chirurgien urologue explique qu’un accord tripartite avec un endocrinologue et un psychiatre reste un préalable à l’intervention, qui pourra avoir lieu dans deux ans. Un délai plutôt long qui pousse d’autres patientes à déposer des dossiers au Canada, où à se faire opérer dans des pays comme la Thaïlande ou la Belgique. Plus rapide, mais plus cher aussi.
« J’ai caché et, à force, j’ai explosé »
Emeline quitte la salle d’attente pour s’installer à son tour dans le bureau blanc. Venue de Narbonne, elle non plus n’a pas compté les kilomètres. Il faut dire que les établissements qui proposent une chirurgie de la transidentité ne sont pas légion (les CHU de Limoges, Lyon Sud, Bordeaux, Lille, Rennes, l’hôpital Foch et Tenon à Paris la pratiquent). Le Dr Plainard griffonne quelques notes sur son carnet : âge (28 ans), date de début du parcours (janvier 2021), rapide historique. Le tragique a accompagné celui d’Emeline, dont les parents ont péri dans un accident de voiture lorsqu’elle était enfant. Les souvenirs affluent, désordonnés, souvent parés d’une normalité difficile à supporter. « J’ai beaucoup caché. Je me cachais derrière des vêtements masculins, je faisais croire à ma famille d’accueil que j’avais une copine. J’ai caché et, à force, j’ai explosé. » Le chirurgien urologue, une nouvelle fois, explique les temps opératoires, la technique chirurgicale (notamment l’utilisation de certains tissus de la verge pour reconstruire un sexe féminin), ses potentielles complications, avant de faire défiler des images d’organes sur son ordinateur, résultats d’opérations précédentes. Emeline, qui a atterri à 28 ans dans son cabinet grâce à une association d’aide de Perpignan, repartira confiante après une inscription au secrétariat.
Plus d’une centaine de personnes opérées en trois ans
Il est presque 16h10. La troisième patiente que nous croisons, Jeanne, écoute depuis quelques minutes le Dr Plainard. A ses côtés, son compagnon, la trentaine entamée lui aussi. Comme dans la plupart des cas, le couple est bien renseigné sur la vaginoplastie. Démarré en 2019, le parcours de Jeanne est jalonné de plusieurs interventions qui ont acté la fin de plusieurs « années de déni » : chirurgie de la poitrine, mentoplastie (ou génioplastie), toutes effectuées à Marseille. Les photos de sexes de patientes déjà opérées – plus d’une centaine en trois ans – finissent de convaincre le couple, qui préfèrera Limoges à Montréal, malgré le délai d’attente inhérent.
En attendant ce jour, il sera accompagné par Joël Juis, infirmier sexothérapeute au sein du service chirugie urologique et andrologie. « Moi je couvre toute la partie chirurgicale, organique. Lui, c’est tout ce qui relève de la fonctionnalité, le suivi des patientes. C’est un peu la clé de voûte dans cette prise en charge car il va les suivre avant l’intervention mais aussi après, dans la découverte de ce nouveau corps, de la pénétration, des sensations et de l’impact que ça a dans la vie de la patiente en général. », poursuit le Dr Plainard. Quelques réponses à nos questions plus tard, ce dernier doit filer en chambre pour voir une patiente opérée deux jours auparavant. Aujourd’hui, ce sont près de cent cinquante personnes attendent d’être prises en charge au CHU de Limoges.
Adrien Morcuende
Pour des raisons en lien avec le secret médical, les prénoms ont été changés.